
Route départementale D979, entre Clermont-Ferrand et Le Puy-en-Velay – 17 avril 1959, 5h48 du matin
La brume flotte au ras des champs comme un drap de coton tendu entre deux collines.
Les premières lueurs de l’aube percent à peine.
Pas de klaxon.
Pas de camions.
Juste le ronronnement lointain d’un moteur qui glisse, sans effort, sur le bitume humide.
Et puis, elle arrive.
Blanche.
Longue.
Presque inconvenante dans ce décor de terre et de paille.
Une Citroën DS 19, capot effilé comme une lame.
Mais ce n’est pas sa silhouette qui trouble.
C’est son silence.
Elle ne roule pas.
Elle glisse.
Comme si la route s’effaçait sous elle.
Comme si l’asphalte, par respect, se dérobait.
Un berger, sur son muret, lève les yeux.
Il la regarde passer.
Sans un soubresaut.
Sans un bruit.
Et murmure :
— « C’est pas une bagnole, ça. C’est un fantôme bien élevé. »
Une Voiture Venue d’un Autre Monde
En 1959, la DS n’a plus l’air d’une nouveauté.
Mais elle n’a pas cessé d’être une révolution.
Les autres voitures ont des ressorts.
Elle, non.
Elle a un système hydropneumatique, breveté par un ingénieur discret, Paul Magès, qui a passé dix ans à rêver d’une suspension capable de sentir la route.
Et c’est ce qu’elle fait.
À chaque nid-de-poule, chaque fissure, chaque vague du bitume, ses amortisseurs s’adaptent.
Pas de secousse.
Pas de rebond.
Juste une caisse qui flotte, stable, digne, comme un paquebot sur une mer calme.
À l’intérieur, Lucien.
Commercial en machines agricoles.
Toujours sur la route.
Toujours en avance.
Il conduit depuis 4h30, après une nuit passée dans une chambre d’hôtel sans chauffage, à Saint-Étienne.
Prochain rendez-vous : 8h, chez un éleveur du Velay.
Mais il ne presse rien.
Il écoute.
Le volant, en bois clair, tourne avec une légèreté presque inquiétante.
La direction assistée, alimentée par le même circuit hydraulique que la suspension, répond comme une pensée.
Il n’appuie pas.
Il suggère.
Et la DS obéit.
Le Jour où la Mécanique Devint Vivante
Ce matin-là, Lucien rentre d’un rendez-vous perdu.
Le client a signé avec un concurrent.
Peu importe.
Il n’est pas amer.
Il est fatigué.
Et pour la première fois depuis des mois, il n’a pas besoin de se concentrer.
Il peut penser.
Parce que la DS, elle, ne se lasse pas.
Elle tient la route, droite, sans trembler.
Pas besoin de corriger.
Pas besoin de serrer les poignets.
Juste une pression douce sur l’accélérateur, et le 4 cylindres de 1 911 cm³ répond, calme, régulier, comme un cœur bien réglé.
Il a roulé 220 km.
Pas une douleur dans le dos.
Pas une crampe.
Juste le chuintement du fluide LHV (liquide hydraulique vert) qui circule dans les accumulateurs, comme un sang silencieux.
Il allume une cigarette.
Souffle la fumée vers le toit.
Et sourit.
Parce qu’il sait.
Ce n’est pas de la chance.
C’est de l’ingénierie française.
Avec :
- 75 chevaux qui ne crient pas,
- Une boîte semi-automatique sans embrayage mécanique,
- Un freinage centralisé hydraulique, sans liaison mécanique entre la pédale et les roues,
- Et ce pont arrière oscillant, qui maintient la stabilité même sur les routes bosselées.
Tout est relié.
Tout est fluide.
Comme un seul organe vivant.
Une Présence
Dans les villages, les gens sortent sur le pas de leur porte.
Pas pour voir une voiture.
Mais pour voir la DS.
Ils la reconnaissent de loin.
Pas à cause de son prix — elle est chère, mais pas inaccessible.
Pas à cause de son bruit — elle n’en fait pas.
Mais à cause de sa posture.
Elle ne s’agenouille pas sur ses roues.
Elle se tient droite.
Même vide.
Même arrêtée.
Comme si elle refusait de se soumettre à la gravité.
Un garagiste à Monistrol dit à son apprenti :
— « Tu vois, la DS, c’est pas une voiture. C’est une dame. Elle marche sur l’air, elle parle sans crier, et elle sauve les vies. »
L’apprenti rigole.
Jusqu’au jour où il la voit rouler sur trois roues après un éclatement.
Et elle continue.
Sans chavirer.
Sans paniquer.
Comme si elle savait.
Nuit d’Orage
En 1961, sur une départementale verglacée, près de Brioude, Lucien croise un tracteur qui dérape.
Il freine.
La DS se cabre légèrement — pas de plongée avant.
Le système hydraulique compense.
Les pneus accrochent.
Et elle s’arrête, net, à dix centimètres du chargement qui s’éparpille sur la chaussée.
Personne n’est blessé.
Le paysan sort, tremblant.
Regarde la DS.
Regarde Lucien.
Et dit :
— « Vous avez freiné comment, putain ?
— Je n’ai pas freiné. J’ai demandé.
— Demandé à quoi ?
— À elle. »
Et il tapote le volant.
Comme on remercie un collègue de route.
L’Âge d’Or de la DS
Entre 1958 et 1965, la DS devient plus qu’une voiture.
Elle devient un symbole.
Celle des médecins de campagne, des préfets, des artistes.
Et des commerciaux.
Des hommes qui passent leur vie sur la route.
Qui ne veulent pas en souffrir.
Mais qui veulent la traverser avec dignité.
Chaque kilomètre est un moment de grâce.
Un virage, une correction douce.
Chaque arrêt, un silence qui ticking en refroidissant.
Et quand elle passe, les autres conducteurs ralentissent.
Pas par peur.
Pas par respect.
Mais parce qu’ils sentent qu’ils viennent de croiser quelque chose d’autre.
Quelque chose qui n’appartient pas tout à fait à ce monde.
Dernière Course
En 1963, Lucien prend la route de Clermont pour un dernier rendez-vous.
Il conduit seul.
Radio éteinte.
Fenêtre entrouverte.
La DS file sous la pluie fine, ses phares trouant le brouillard comme des yeux de chat.
Il sait que bientôt, ils sortiront la DS 21.
Plus de puissance.
Plus de luxe.
Mais lui, il préfère celle-ci.
La 19.
La première.
Celle qui a fait pencher le monde.
Il s’arrête sur un talus.
Éteint le moteur.
Écoute.
Le tick-tick du moteur qui refroidit.
Le vent dans les arbres.
Le silence.
Il pose la main sur le capot.
Chaud.
Vivant.
Et murmure :
— « Merci d’avoir été si douce. »
Puis il repart.
Blanche dans la brume.
Comme une idée claire dans un monde qui commence à courir trop vite.
Parce qu’entre 1955 et 1975, la Citroën DS n’a pas seulement roulé.
Elle a pensé.
Elle a protégé.
Elle a changé ce qu’on attendait d’une voiture.
Pas de vitesse.
Pas de rugissement.
Mais une seule promesse :
que la route, parfois, peut devenir une forme de paix.

